Le geste comparatiste entre pensée de la traduction et tact critique

salle i 101
campus de Pessac, tram B, arrêt Montaigne Montesquieu

 

 

Ce séminaire propose une réflexion sur les enjeux intellectuels, éthiques et politiques des études littéraires, et plus précisément, d’études littéraires comparatistes, face à un présent mondialisé où triomphe « l’univers de la communication, l’univers qui ne table que sur la servilité du langage » et qui aboutit à « un affaissement général du sens », pour reprendre les mots de Jean-Christophe Bailly.  Cette réflexion théorique générale s’appuiera sur la mise en commun et en dialogue très concrète des gestes critiques de différents chercheurs, confirmés ou débutants, à partir du détail textuel, avec leurs manières diverses de mettre en rapport le local et le mondial, les œuvres singulières et la théorie. Comment réinventer le théorique à partir de l’analyse de détail ? Quel « tact » cela nécessite-t-il ?

À la tension du sens qui définit la littérature, la littérature comparée associe en effet l’horizon d’un commun ou d’une mondialité du divers, à travers une « pensée des ponts et des passerelles », du partage et du dialogue – une pensée de la traduction.  Le traducteur et écrivain Georges-Arthur Goldschmidt a donné une formulation particulièrement éclairante et percutante de ce rapport étroit entre tension du sens et pensée de la traduction, dans À l’insu de Babel (2009) :

C’est Babel qui sauve le langage, puisque le « sens », c’est ce qui peut se dire autrement. (…)  Il n’y a langage que par la multiplicité des langues. 

Tout commence avant la parole, c’est-à-dire que tout commence par la traduction de ce qui ne fut point encore formulé, mais qui disparaît d’être traduit en mots. Toute langue est au départ traduction.

En se donnant la tâche de penser à l’échelle du monde, la littérature comparée place au centre de l’attention les langues, les idiomes et les œuvres dans leur singularité, avec leurs « zones de traduction » (Emily Apter), d’écart, de malentendus. Elle perpétue ainsi, tout en le transformant, l’héritage de grands philologues du XXe siècle, Erich Auerbach, Leo Spitzer, leur pensée du détail, du « bon point de départ » et de la perspective. Comme l’ont aussi montré Carlo Ginzburg dans ses études de micro-histoire, et Daniel Arasse dans ses analyses de tableaux, il faut du tact dans l’évaluation du détail, dans sa mise en perspective, et dans la mise en contact de phénomènes et d’œuvres éloignés. Lit-on plus à tâtons en traduction ou dans l’original ? Le commentaire est-il une mainmise ou une déprise ? Le tact suppose audace et retenue, saisie et discrétion, connaissance d’une norme (ou d’une doxa) mais capacité à s’en écarter, si l’on en croit la « dialectique du tact » esquissée par Adorno dans Minima Moralia. Dans ses « arts de faire », Michel de Certeau nommait « tact » un geste inventif, voire transgressif, un art, à mi-chemin du savoir et du savoir-faire, du théorique et du pratique.

Il s’agira donc de s’efforcer ensemble de mettre en œuvre et d’illustrer ce tact critique porté par une pensée de la traduction et de la circulation des sens, de manière à maintenir, « contre un monde où rien n’arriverait plus, l’espace de l’événement et de l’advenir » (J.-C. Bailly).

Modalités de validation pour les étudiants du master REEL :

Mini-mémoire ou communication dans une journée d’études d’étudiants, en fin de semestre.

Les séances seront animées par l’équipe organisatrice et par les étudiants du séminaire. Au cours de l’année, nous mettrons en place progressivement les sujets de mini-mémoires et l’organisation de la journée d’études d’avril.

Organisation du séminaire : Céline Barral Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. et Fabienne Rihard Diamond Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

 

 

Calendrier :

 

NB : Les séances ont lieu le vendredi, de 13h30 à 15h30 au premier semestre, de 10h30 à 12h30 au second.

Deux événements organisés par les membres de l’équipe sont intégrés au calendrier : ils s’inscrivent dans les enjeux du séminaire, et vous êtes invités à assister au moins en partie à ces journées.

Séance 1. 24 septembre 13h30-15h30 : Lecture plurielle du texte d’Erich Auerbach « Philologie de la littérature mondiale »

Séance 2. 1er octobre 13h30-15h30 :  Céline Barral : « La notion de tact »

Séance 3. 8 octobre 13h30-15h30 Vérane Partensky : « Philologie allemande et pensée des langues »

20-22 octobre Colloque « Écrivains polémistes et essais polémiques dans la littérature mondiale »

Vacances de Toussaint

Séance 4. 19 novembre 13h30-15h30 :  Marie de Gandt et Apostolos Lampropoulos : « Respecter l’intimité du texte ? »

26 novembre Journée d’études Nabokov : « Inadéquations : la migration au prisme de l’humour » MSHA

Séance 5. 10 décembre 13h30-15h30 :  Intervenant extérieur invité : Mathieu Dosse, traducteur et auteur de Poétique de la lecture des traductions

Vacances de Noël

Séance 6. 14 janvier 10h30-12h30 Jodie-Lou Bessonnet : « Les nouvelles bêtes de l’Apocalypse : présences et disparitions animales dans les fictions de fin du monde des XXe et XXIe siècles ».

Séance 7. 28 janvier 10h30-12h30 Camille Deschamps Vierø : « Lire le monde, écrire les saisons. Thoreau, Jünger, Knausgård »

Séance 8. 11 février 10h30-12h30 Isabelle Poulin : « L’adieu aux arbres : le rapport du détail comme moment critique. Exemple d’un corpus en construction : Appelfeld, Nabokov, Bergounioux – la violence politique et le vivant. »

Vacances de février

Séance 9. 4 mars 10h30-12h30 : Fabienne Rihard Diamond et Jean-Paul Engélibert : « Des détails intertextuels, des jeux interculturels et interlinguistiques et de leurs enjeux philosophiques, historiques et socio-politiques dans Lord Jim de Joseph Conrad »

Séance 10. 18 mars 10h30-12h30  : Eve de Dampierre-Noiray : « Mahmoud Darwish, du national au mondial »

Séance 11. 1er avril 9h30-12h30 Double séance :

Blanche Turck : « Aspérités (in)traduisibles : Le cas d’Ova completa, de Susana Thénon (1935-1991) »

Intervenante extérieure invitée : Claire Placial : « Enseigner la Bible en traduction dans le secondaire »

Séance 12. 15 avril 9h30-17h :  Journée d’études des étudiants du séminaire.

La journée sera préparée au cours du semestre. Ceux qui ne présenteront pas de communication à cette journée devront rendre un mini-mémoire écrit.

Pistes bibliographiques :

Adorno Theodor W., Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée (Minima Moralia: Reflexionen aus dem beschädigten Leben, 1951), tr. Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 1980, rééd. Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 2003, § 16 « Pour une dialectique du tact », p. 41-44.

Apter Emily, Zones de traduction. Pour une nouvelle littérature comparée (The Translation Zone, 2006), tr. Hélène Quiniou, Paris, Fayard, 2015.

Arasse Daniel, Le Détail, Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1996.

Auerbach Erich , « Philologie de la littérature mondiale » (Philologie der Weltliteratur, 1952), tr. Diane Meur, in Christophe Pradeau et Tiphaine Samoyault, Où est la littérature mondiale ?, PUV, 2005.

Auerbach Erich, « Philology and Weltliteratur », trad. E. et M. Said, Centennial Review 13, n° 1, 1969, p. 1-17.

Bailly Jean-Christophe, Panoramiques, Paris, Christian Bourgois, 2000, rééd. 2019.

Bailly Jean-Christophe et Nancy Jean-Luc, La Comparution, Paris, Christian Bourgois, 1991, rééd. 2007.

Ballestra-Puech Sylvie, Moura Jean-Marc (dir.), Le Comparatisme aujourd’hui, Presses de l’Univ. de Lille III, 1999.

Barral Céline, Cazalas Inès et Coquio Catherine (dir.), La Tâche poétique du traducteur, Paris, Hermann, coll. Cahiers Textuel, 2020.

Barral Céline, « Un héritage hétérodoxe de la philologie. Pour une étude rapprochée de la littérature chinoise », in Muriel Détrie et Philippe Postel, La Chine dans les études comparatistes : nouvelles approches et repositionnements, Lucie éditions, coll. Poétiques comparatistes, 2020, p. 229-256.

Belloï Livio, Hagelstein Maud et Pagnoulle Christine (dir.), La Mécanique du détail, Lyon, ENS éd., 2017.

Berman Antoine, L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique. Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin, Paris, Gallimard, coll. nrf/Les essais, 1984, rééd. 1995.

Bertrand Romain, Le Détail du monde : l’art perdu de la description de la nature, Paris, Seuil, coll. L’univers historique, 2019.

Bhabha Homi K., Les Lieux de la culture : une théorie postcoloniale (The Location of Culture, 1994), tr. Françoise Bouillot, Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque, 2019.

Cabral Maria de Jesus, Amado Laurel Maria Hermínia et Schuerewegen Franc (dir.), Lire de près, de loin. Close vs distant reading, Paris, Classiques Garnier, coll. Rencontres, 2014.

Certeau Michel de, L’Invention du quotidien, I. Arts de faire (1980), Gallimard, 1990, p. 108-113.

Charles Michel, « Le sens du détail », Poétique, n° 116, novembre 1998, p. 387-424.

David Jérôme, Spectres de Goethe. Les Métamorphoses de la littérature mondiale, Les Prairies ordinaires, 2011.

Detienne Marcel, Comparer l’incomparable. Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, 2009 (2000). Notamment chap. 2 : « Construire des comparables », p. 42-62.

Dosse Matthieu, Poétique de la lecture des traductions : Joyce, Nabokov, Guimarães Rosa, Paris, Classiques Garnier, coll. Poétiques comparatistes, 2016.

Ginzburg Carlo, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, nº 6, 1980, p. 3-44.

--, Le fil et les traces : vrai faux fictif (Il filo e le tracce : vero, falso, finto, 2006), Verdier, 2010

--, Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire (Miti, emblemi, spie : morfologia e storia, 1986), Flammarion, 1989, Verdier poche 2010

--, à distance : neuf essais sur le point de vue en histoire (Occhiacci di legno : nove riflessioni sulla distanza, 1998), Gallimard, 2001

Goldschmidt Georges-Arthur, À l’insu de Babel, Paris, CNRS éd., 2009.

Jaussi Sophie et Pic Muriel (textes réunis par), Littérature et écriture du cas, Fabula / Les colloques, URL : http://www.fabula.org/colloques/document7049.php [mis en ligne en mai 2021].

Klemperer Victor, Littérature universelle et littérature européenne, tr. Julie Stroz, Paris, Circé, 2011.

Landi Sandro (dir.), L’Estrangement. Retour sur un thème de Carlo Ginzburg, Essais (revue de l’école doctorale Montaigne-Humanités), hors-série 2013.

Merlin-Kajman Hélène, La Littérature à l’heure de #metoo, Paris, Ithaque, coll. Theora incognita, littérature, esthétique, sciences sociales, 2020.

Poulin Isabelle (dir.), Critique et plurilinguisme, Paris, SFLGC, Lucie éd., Poétiques comparatistes, 2013.

Said Edward, The World, the Text and the Critic, Harvard University Press, 1983, rééd. Londres, Faber & Faber, 1984, Vintage, 1991.

Samoyault Tiphaine, Traduction et violence, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2020.

Spitzer Leo, « Art du langage et linguistique », tr. Michel Foucault, in Études de style, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1970.

Spivak Gayatri Ch. , Death of a Discipline, Columbia, Columbia University Press, 2003.

Suchet Myriam, L’Imaginaire hétérolingue. Ce que nous apprennent les textes à la croisée des langues, Paris, Classiques Garnier, coll. Perspectives comparatistes, 2014.

Thouard Denis, L’Interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg [Colloque « À la trace » Lille, 2005], Villeneuve d’Ascq, Presses univ. du Septentrion, 2007.

Tomiche Anne (dir.), Le Comparatisme comme approche critique, 6 vol., Paris, Classiques Garnier, 2017 (vol. III : objets, méthodes et pratiques comparatistes ; vol. V : local et mondial).

Wiser Antonin, « Le tact, expérience de la littérature ou Proust lu par Adorno », Philosophie, 2012/2, n° 113, p. 79-93.